Musique et initiation se trouvent admirablement développées dans un texte chinois antique :..La Symphonie de Huangdi, remarquablement traduit et commenté par Claude LARRE (Institut Ricci - Paris). En voici le texte:

vvoir aussi Regard Intérieur


Premier mouvement :

Beimeng Cheng s'adressant à l'Empereur Jaune (Huangdi) lui disait :

Votre majesté a joué la musique de l' étang céleste dans la région du Dongting.

1ère strophe :

1ère antistrophe :

 

2ème antistrophe :

3ème antistrophe :

Deuxième mouvement :

Introduction :

Moi, ce que je joue ensuite, relève du souffle harmonisé Yin - Yang et s'illumine de l'éclat du Soleil et de la Lune.

1er ensemble :

2ème ensemble :

3ème ensemble :

4ème ensemble :

5ème ensemble :

Conclusion :

 

Troisième mouvement :

Introduction :

Moi, ce que j'ai joué ensuite était de sonorité qui ne provoque pas l'hébétude où l'harmonisation nait de la rencontre naturelle des destins particuliers.

1er ensemble :

2ème ensemble :

3ème ensemble :

4ème ensemble :

5ème ensemble :

Final :


La Musique, étant par essence harmonie, permet de comprendre la Loi du Cosmos. Elle est en ce sens, un procédé initiatique, favorisant la rencontre avec le Divin, et offrant une double approche :

  1. Sensitive et expérimentale, par un vécu direct, voie de réceptivité passive et globale.
  2. Analytique, symbolique et intuitive, par une démarche active, intellectuelle.

 

Le texte proposé est fondamentalement initiatique et développe le mythe du retour au centre, du retour à l'origine. Ce centre (le coeur de tout lieu, de tout être, de toute chose) est ici symbolisé par :

Il offrit au peuple chinois l'instruction et les premiers arts de la civilisation, leur permettant l'intégration du plan céleste. (Les arts, dans toutes les traditions, ont été apportés par des dieux ou des héros mythiques. En occident : Orphée, le roi David, le dieu Pan, Apollon, Thot...).

Afin que l'Homme se conforme à la Loi du Cosmos, il va créer la Musique et les Rites. Les Rites fournissent le corps à la Musique, et la Musique anime les Rites, dans le jeu du Yin et du Yang, instaurant le dialogue de la Terre et du Ciel.

Cette double relation caractérise la formation initiatique. Celle-ci consiste à percevoir en soi I,opacité terrestre et l'invisible céleste, à reconnaître la vie du corps et celle de I'esprit, réconciliant les contraires et conduisant à l'état d'acceptation, de soumission :

Tu es cela.

L'opacité terrestre a pour fruit la création de la personnalité: la "personne" est le masque dans la tragédie grecque, l'apparence. L'invisible céleste fait référence à l'individualité, c'est-à-dire à l'indivisible en soi, l'Unité non divisible, l'essence même du divin, l'être.

La Musique céleste s'exprime au moyen de l'instrument constitué par la forme corporelle. Celle-ci a besoin d'être justement accordée à la résonance cosmique, afin de réaliser l'union harmonique (la symphonie) des deux voies de la Terre et du Ciel. Les rites, parallèles à la Musique, fournissent le cadre nécessaire à l'accord de l'instrument et à l'accomplissement de la mélodie.

 

Premier mouvement :

Dans le premier mouvement, Beimeng Cheng s'adresse à l'Empereur Jaune.

Beimen évoque par soli idéogramme la Porte du Nord. Or, le Nord est la porte des Dieux. La relation entre Beimeng, le ministre, et l'Empereur Jaune mythique est celle du manifesté, entrant en contact par le Nord avec le non manifesté qui est le Centre Lui-même.

Cheng, le second élément du nom signifie le Parfait, et indique que le ministre possède en lui les qualités nécessaires pour devenir un adepte: l'Harmonie, le sens du Juste.

Beimeng Cheng, le Parfait de la Porte du Nord, correspond à l'initié, ayant déjà accompli le cycle de la Porte des Hommes: Le Sud, Solstice d'été, la réalisation, l'extériorisation. Il possède en lui les vertus du monde intérieur (l'humilité, l'obscurité silencieuse, l'état hivernal...) qui succède au monde extérieur, d'exhaltation existentielle et d'exhubérance. Tel est le chemin poursuivi par le ministre.

Cette mutation est signifiée par exaltation (Dang Dang) qui suggère la prolifération de la végétation, ou encore l'homme porteur de la vertu royale au moment où il s'apprête à faire irruption dans le monde. Ce mouvement s'oppose à prostration (Mo - mo) qui suggère l'obscurité silencieuse, l'humus, conséquence de la mort du végétal, et donc l'humilité, l'entrée dans le non manifesté.

Le passage entre existence et essence qui conduit à la perte du moi (Je ne me possédais plus) se déroule en trois mouvements symphoniques qui sont trois degrés initiatiques; l'effroi, l'hébétude et le vertige. Ces trois états constitueront les thèmes majeurs de ce texte.

La première strophe du premier mouvement établit les fondements, la musique s'adresse d'abord à l'homme. Elle établit le pont entre invisible et visible, et détermine l'octave symbolique. Le ternaire se trouve exprimé par :

La première antistrophe possède Cinq comme emblème numérique: cinq vers, cinq vertus, cinq mouvements naturels, l'homme composé du Ciel (Trois) et de la Terre (Deux). La Grande Musique est sans doute engendrée par le cycle des quintes. La quinte, signifiée par le rapport 3/2, se situe en médiatrice entre les deux pôles de l'octave, comme l'homme entre le Ciel et la Terre. Cette Grande Musique fait partie intégrante de la vie, et se retrouve en tout: obéissance à la raison céleste, écho du mouvement naturel de la Terre, ou réponse aux affaires de l'homme.

La deuxième antistrophe possède Deux comme emblème numérique. Après le Ternaire et les Cinq mouvements, voici l'ordre duel: Yin et Yang, quatre saisons, huit vers. Ici, se développent les effets concrets de la Grande Musique, l'aspect terrestre et manifesté, symbolisé par la quarte.

La troisième antistrophe est composée de huit, plus un vers, tels les huit Pa koua ou les huit salles périphériques du Min T'ang, qui amènent à la révélation du Neuf (Je comprends votre effroi).

Le premier vers: "La Musique (les sons) fait entendre une coulée de lumière" évoque la notion de rythme (de rhéos : je coule), de mouvement, et associe la lumière aux sons. La véritable musique du Ciel est vibration pure et non musique organisée, formalisée. Elle s'adresse aux hibernants, c'est-àdire à la vie potentielle qui, sommeillant, s'anime et s'actualise par le pouvoir du Verbe Créateur. Et c'est ainsi que se révèle à nous le Feu vivant de la Création, le Souffle Vital: par cette coulée de lumière, cette coulée de sons, émanations du Verbe Créateur. Le tonnerre et l'éclair, expressions du Ciel, renvoient à la manifestation divine du Son et de la Lumière.

Cette première révélation du divin provoque l'effroi. La disparition sans queue et L'apparition sans tête montrent autant la soudaineté des manifestations que leur imprévisibilité, et nous entraîne dans le cycle infini et sans limites du processus de la Génèse : Voici la mort, voilà la vie, à chaque instant et par la seule volonté divine.

Appréhender par la création et son mouvement naturel le divin, voilà qui est source d'effroi, et constitue la première épreuve initiatique. L'effroi est en relation avec la peur, les reins, les oreilles, comme d'une certaine façon, avec le Ming Men (Hara), la sexualité et la procréation. Stupeur et effroi sont les résultats, sur un plan émotionnel, de la perception du mouvement même de la Génèse.

Le vertige nait de la disproportion entre la créature et le créateur, de l'impuissance de l'homme, jouet sans force entre les mains du Divin. Il provoque la soumission, la docilité, et conduit à la deuxième étape.

 

Deuxième mouvement :

Ce mouvement présente, entre une introduction et une conclusion, cinq ensembles, répartis en un groupe de deux et un groupe de trois.

Les deux premiers ensembles commencent par les sonorités, telles qu'elles se jouent sur la Terre (emblème numérique Deux). Ils se complètent par les trois ensembles suivants qui se réfèrent à l'initié s'abandonnant aux influences célestes (emblème numérique trois).

Ce qui est exprimé globalement dans cette partie, après la description du mouvement naturel de la vie qui amène à l'effroi, est la perception, au-delà de la dualité du Yin et du Yang, de leur aspect fondamentalement unitaire. L'introduction le précise d'emblée: " Moi, ce que je joue, relève du souffle harmonisé du Yin / Yang", plaçant cette harmonisation au niveau cosmique, puis au niveau terrestre et humain (et s'illumine de l'éclat du Soleil et de la Lune).

Les deux premiers ensembles expriment la dualité du monde terrestre. Dans celui-ci, quelles que soient les variations quantitatives (s'abrègent ou se prolongent) ou qualitatives (douces ou rudes) de l'énergie (les sonorités) tout est issu, et retourne à l'unité ( mais leurs changements et variations tiennent l'unisson). Chaque son particulier est la détermination d'une énergie spécifiée et a la possibilité de se développer en toute indépendance sur le plan manifesté, tout en étant relié au plan divin.

Se développe alors dans le premier ensemble la musique de la Terre (deux vers), puis dans le deuxième ensemble, la musique du Ciel (trois vers).

La musique terrestre, comme toute musique, nécessite pour s'exprimer , un instrument. Vallées et ravins, cavités et dépressions sont autant de résonateurs naturels, dans lesquels elle peut se jouer selon la mesure de chaque instrument naturel, c'est-à-dire sa capacité de réceptivité, d'intégration, sa qualité propre, son timbre spécifique; ces qualités déterminent son Nom, donc l'Esprit qui l'habite. Creux et dépressions ont leur analogie en l'homme dans le point d'acupuncture, dont idéogramme signifie grotte, caverne. Chaque point devient dès lors un lieu de résonance privilégié, il est habité par un Esprit particulier en vibration analogique avec une note de musique précise. Cette vacuité crée un espace, permettant la réceptivité et la résonance, c'est-à-dire la manifestation de l'Esprit en soi.

Le deuxième ensemble précise la musique du Ciel. Le mouvement suggéré (les sonorités au tourbillon si vaste) n'est autre que la spirale, mouvement même du Verbe créateur (dont le Nom retentit dans les hauteurs).

Si la Terre est le lieu où se manifestent les changements et transformations, c'est-à-dire leur réceptable, le Ciel n'est pas directement perceptible, et sa Musique ne nous est pas immédiatement accessible.

Elle est perçue par le coeur comme une dynamique vitale. Si l'ouïe capte la musique humaine, le coeur possède l'oreille intérieure qui est entendement. Celui-ci nous permet de percevoir la Musique du Ciel non audible, tourbillon même des souffles de la vie. Alors les Esprits Terrestres, les Esprits Célestes, se tiennent dans leurs retraites : l'ordre, l'harmonie règnent quand l'Esprit se manifeste par le Nom (dont le Nom sonne dans les hauteurs). C'est le Cosmos au monde ordonné; chacun est à sa place. Soleil, lune et constellations poursuivent leur course régulière. Soleil et Lune président au Yang et au Yin, et les constellations s'ordonnent autour d'un centre. l'étoile polaire. Celle-ci, variable selon les époques, a fait partie de la Grande Ourse qui occupe, de ce fait, une position toute particulière dans la tradition chinoise: Il y a sept étoiles visibles dans cette constellation, et deux étoiles invisibles. La vision de ces deux dernières donne l'immortalité.

Les ensembles suivants s'articulent sur le troisième qui sert de pivot, celui ci est le centre même, la jonction de l'horizontal, de la limitation, avec le vertical, l'infini. Cette position centrale permet à Huangdi de développer une argumentation dans le quatrième et cinquième ensemble.

Conscient de la limite des capacités corporelles, de la faiblesse des sens, de la spéculation mentale, l'Empereur trace une direction nouvelle, celle de la plénitude du vide qui permet l'ascension par delà des nues. Elle s'opère par une transformation du corps visible. Il faut l'habituer à se laisser emplir de ces souffles impalpables qu'on appelle le vide, puisqu'il s'agit d'une ascension qui nous livre à l'espace sans limite que sont les souffles d'immensité. Par des pratiques plus ou moins secrètes de la transformation du souffle vital (alchimie), on doit parvenir à l'altitude que le texte décrit comme l'orbe ou la " spirale suprême".

La seule issue pour l'homme, est de réaliser un équilibre intérieur. Cet équilibre, opposé au déséquilibre du monde existentiel, ouvre la porte à la verticalité, condition nécessaire à la libération. Abandonnant son corps à la plénitude du vide, ce contact avec un nouveau monde, le rend tout hébété. Ne pouvant plus comprendre, il accepte l'inacceptable.

Troisième mouvement :

Le troisième mouvement comporte aussi une introduction, une conclusion et cinq ensembles. Nous voici arrivés à la dernière étape du voyage initiatique, la porte du Nord, qui donne accès au monde invisible.

Le message de l'Empereur s'exprime encore en termes musicaux. L'harmonisation du ministre est devenue telle qu'il peut prendre conscience de sa réalité. Il va pouvoir développer sa propre mélodie, donnée par son nom initiatique, en accord avec l'harmonie universelle. Il réalise sa propre spirale, conjuguant l'horizontal (mélodie) avec le vertical (harmonie). C'est ainsi qu'il peut prendre en charge, rendre effectif, son destin particulier signifié par son nom : Beimeng Cheng, le Parfait de la Porte du Nord.

Accédant au coeur des choses, il va fusionner avec chaque être, réalisant en lui le pouvoir unificateur de la musique, l 'analogie qui lie la musique à la vie même: leurs qualités énergétiques sont identiques.

Arrivé à la Porte du Nord, il peut discerner la manière dont les vivants prolifèrent en sortant du chaos.

Le chaos est l'origine, c'est-à-dire la non-séparation, la non-distinction, le mélange des souffles clairs et des souffles troubles.

Ces souffles, dans leur passage au visible, deviennent musique des forêts. La forêt semble devoir se comprendre comme la vie, le souffle vital, la multitude des êtres, des formes vivantes qui prolifèrent.

Au seuil des deux mondes, manifesté et non manifesté, il est possible de saisir la vie et la mort, la réalité et l'apparence, le flux continuel de la vie sortant de nulle part et se répandant, voyageuse.

Pris dans l'étau de l'existence, l'homme vulgaire ne peut accéder à ces mystères, au contraire du saint, qui réalise sa nature (voie de la Terre) et sa destinée (voie du Ciel). Il se met en résonance avec le Ciel-Terre et devient lui même l'instrument céleste. Ses cinq organes vibrent au diapason des cinq planètes, il est dans la totale réalisation de son destin. La plénitude de la vie spirituelle (qui est en relation avec les organes dans la tradition) se réalise, symbolisée par le coeur, demeure des esprits. Dans cet état, le saint trouve la joie (sentiment du coeur), mais la joie véritable, la joie de vivre, en communion avec le divin. Il englobe la création qui se développe dans l'espace des six pôles (les quatre directions et le nadir - zénith, ou encore les six jours de la création).

Les sens ici, deviennent inutiles, et leur transcendance suggère une autre écoute et un autre regard (clairaudience et clairvoyance vraisemblablement).

Le cinquième ensemble abandonne la perception existentielle et sensible du monde pour laisser place à l'entendement. Cela justifie le choix de la musique comme enseignement initiatique, élevant l'oreille au rang le plus élevé parmi les sens à l'écoute de l'invisible. Le vertige éprouvé est relié à l'oreille interne, qui est le siège de l'équilibre, et l'entrée dans le monde vertical. La dernière épreuve initiatique vient d'être subie avec succès.

 

Final :

Il effectue un résumé du texte et apporte une justification aux différents états intérieurs vécus par Beimeng Cheng lors de sa queste initiatique. Celle-ci consiste en une recherche d'Harmonie (Musique), l'Homme devant se trouver à la rencontre, au point d'équilibre entre la Terre et le Ciel.

Etre appelé dans une telle voie provoque tout d'abord la peur. l'inconnu est source de crainte, le monde invisible inquiète. Mais cette frayeur inspire le respect. Issu du latin respicere qui signifie regarder en arrière, le respect inclut une notion de recul d'une part, qui permet de situer et de se différencier par rapport à l'objet (instaurer un rapport sujet-objet correspondant à l'objectivité), et d'autre part, une idée de connaissance: par identification d'une réalité, le sujet instaure cette fois une relation de subjectivité, par la reconnaissance de ce qu'il y a d'identique entre le sujet et l'objet. C'est dans cette double acceptation que le concept de respect permet à l'homme d'établir une distance vis-à-vis de toute chose, et de devenir ainsi spectateur de sa vie existentielle. Il ne participe plus en tant qu'acteur, évitant de se faire accaparer par les émotions et les réactions de la vie: peur, agressivité, colère,... sont ainsi surmontées.

Entrer en cet état, provoque une impression de détente, de mieux-être, de centrage, de présence intérieure. C'est l'entrée dans le deuxième mouvement, celui de l'hébétude, laquelle inspire la docilité. Hébétude vient de hebetare qui signifie émoussé. Dans cet état, la présence au monde extérieur est totale, mais l'individu éprouve une torpeur, une mise au ralenti des fonctions de la vie extérieure. Les événements se déroulent comme en dehors de soi ; déconnecté de l'objet, l'homme n'intervient qu'aux moments opportuns. Cet état privilégie la rencontre avec le monde intérieur, le silence qui inspire la docilité.

Docilité a pour éthymologie docere qui signifie enseigner, et inspirer spirare, souffler de l'intérieur, en même temps que recevoir une inspiration, un souffle du monde intérieur. Inspirer docilité, signifie donc que, en cet état, le postulant reçoit un enseignement qui lui est soufflé, de l'intérieur, par les Dieux.

Après la première étape de domination du monde invisible, voici la deuxième où, par soumission, l'homme reçoit un enseignement. Alors la troisième étape peut advenir. La qualité vibratoire est sur le mode de l'étourdissement. Ce mot signifie trouble de l'esprit, cause de stupeur. Il entraîne une sorte de vertige. les normes habituelles de l'espace et du temps étant rompues, cela rend stupide. Les qualités communes exigées pour la vie existentielle, à savoir l'intelligence, le jugement, la réflexion, la perception sensorielle, deviennent vaines. (Stupide et stupeur ont la même racine,stupidus, signifiant engourdissement de l'intelligence et de la sensibilité).

Cet état donne accès à la voie, c'est-à-dire la libération de l'être. En l'élisant comme compagnon, elle l'entraîne, tel le Fou du Tarot des imagiers du moyen-âge occidental. Cet arcane succède au XXI, le Monde, chiffre signifiant par lui-même (3 x 7), une haute valeur d'accomplissement et de perfection. Mais le triomphe sur le monde marque un achèvement. L'âme libérée devient immortelle. Le dernier arcane, le fou (Maat) est tout à fait inattendu. Son nom surprend étrangement dans un ensemble prétendant conduire l'homme sur les voies de la sagesse et de la libération. La figure elle-même est inquiétante, avec un personnage hagard, presque déculotté, emportant sur son épaule un infime baluchon, et s'en allant, bâton à la main, vers une destination inconnue. Mais ce qui est dit plus haut fournit explication. L'entendement, l'oreille intérieure, est la fonction spirituelle de l'ouïe. En Egyptien antique, donner Maa signifiait donner la tempe (derrière laquelle se trouve la zône cérébrale auditive). Cette expression, donner Maa intègre le sens occulte de l'entendement dans la signification d'union et de fusion directe avec ce qui est perçu. C'est en effet le rôle de l'oreille dont la perception est immédiate, tandis que la vision est une perception médiate, et par comparaison et accommodation. La conscience visuelle est ainsi plus raisonnée que la conscience auditive. Si Maa équivaut à la conscience ou conformité de son moi avec l'idée incarnée (par exemple l'homme qui réalise la conscience cosmique), celui qui acquiert la conscience de cette conscience, réalise sa propre Maât. La divine Maât universelle est la conscience universelle, conscience de toutes les consciences. Cette réalisation est confondement, retour à l'unité par cessation d'oppositions et de délimitation personnelle. C'est le Maât, le Fou des tarots, le Mal se résoud dans le Bien, par dissolution de ce qui empêchait l'unification, par déstructuration.

La logique, la structure de la Société, les bonnes moeurs, le raisonnement rationnalisant sont le fait de la vie pratique dans le monde tangible. L'élévation et l'enseignement spirituel libèrent l'homme des craintes qui en font un être soumis. L'initiation stimule un besoin intérieur à l'individu, l'évidence des choses d'ordre spirituel ne s'imposant pas de façon brutale, mais par étapes, et nul ne peut avancer pour soi. L'initiation met sur la voie; elle permet de dominer le monde apparent dans lequel chacun vit, tendant de plus en plus à une perception collective et cosmique dans laquelle la personnalité se dissout.

Cette démarche appartient à tous les temps et à tous les lieux, tel que le confirme cet extrait de la vie de Saint-Séraphim de Sarov rapportépar Morovilov (V. Zauder- Imprimerie Paton. Troyes) :

Le Seigneur m'a révélé, me dit-il, que dans votre enfance vous désiriez savoir quel est le but de la vie chrétienne. On vous conseillait d'aller à l'Eglise, de prier, de faire le bien, car là, vous disait-on, était le but de la vie chrétienne. Aucune réponse nepouvait vous satisfaire. Eh bien, la prière, le jeûne, les veilles, et toute autre oeuvre chrétienne sont bons en eux-mêmes . toutefois, ce n'est pas dans leur accomplissement qu'est le but de notre vie, car ce ne sont que des moyens. Le véritable but de la vie chrétienne, c'est d'acquérir le SaintEsprit (...).

- " Père, dis-je, vous parlez tout le temps de la grâce de l'Esprit-Saint qu'il faut acquérir, mais comment et où puis-je la voir ? Les oeuvres bonnes sont visibles, mais est-ce que le Saint-Esprit peut être vu ? Comment pourraisje savoir s ' Il est ou non avec moi ?

- " La grâce du Saint-Esprit qui nous est donnée au moment du baptême brille dans notre coeur malgré nos chutes et malgré les ténèbres qui nous environnent. Elle apparaît dans une ineffable lumière à tous ceux en qui Dieu manifeste Son action. Les Saints Apôtres connaissaient d'une façon sensible la présence de l'Esprit de Dieu".

" Je demandai :

- " Comment pourrais-je moi-même en être témoin?".

" Alors le père Séraphim m'entoura de son bras et me dit :

- " Mon ami, nous sommes tous les deux dans l'Esprit, toi et moi. Que ne me regardes-tu ?

- " Père, je ne peux pas vous regarder , car votre visage est devenu plus clair que le soleil et mes yeux en sont éblouis.

- " N'ayez pas peur, ami de Dieu, car vous aussi maintenant êtes devenu aussi lumineux que moi. Vous aussi vous êtes maintenant dans la plénitude du Saint-Esprit, sinon il ne vous serait pas possible de me voir".

" Et, se penchant vers moi, il me dit doucement à l'oreille . " Dans mon coeur j'ai prié le Seigneur de vous rendre digne de voir , avec lesyeux de la chair, cette descente de Son Esprit. Et voici que cette grâce divine a consolé votre coeur comme la mère console ses enfants. Eh bien, mon ami, que ne me regardez-vous pas ? Ne craignez rien, le Seigneur est avec vous ?".

" Je le regardai alors et je fus saisi d'effroi. Représentez-vous, dans le disque du soleil, dans la plus brillante partie de ses rayons de midi, le visage d'un homme qui vousparle. Vous voyez le mouvement deses lèvres, l'expression de ses yeux, vous entendez sa voix, vous sentez qu'un de ses bras entoure vos épaules, mais vous ne voyez ni ce bras, ni ce visage, mais seulement une aveuglante clarté qui s'étend au loin, tout autour de vous, et qui illumine de son éclat la nappe de neige qui recouvre la clairière et les fins flocons qui tombent en poussière blanche.

- " Que sentez-vous ? - demanda le père Séraphim.

-"Un calme et une paix que je ne peux exprimer.

- " Que sentez-vous encore ?

- " Une joie ineffable remplit tout mon coeur.

- " Cette joie que vous sentez n'est cependant rien en comparaison de celle dont il est dit " que ce sont des choses que l'oeil n'a point vues, que l'oreille n'a point entendues, et qui ne sont point montées au coeur de l'homme, des choses que Dieu a préparées pour ceux qui l'aiment (1 Cor. II, 9). Les prémices de cette joie nous sont données, mais que dire de la joie ellemême ? Que sentez-vous encore, ami de Dieu ?

- " Une ineffable chaleur.

- " Comment, mon ami ! Nous sommes dans le bois, c'est l'hiver et ily a ? de la neige sous nos pieds... Quelle est donc cette chaleur que vous éprouvez . ?

- " C'est comme si je prenais un bain chaud. Je sens aussi un parfum comme jamais je n'en ai senti de semblable.

- " Je le sais, je le sais, c'est exprès quele vous demande. Ce parfum qui s'exhale, c'est celui de l'Esprit de Dieu. Et cette chaleur dont vous meparlez, elle n'est pas dans l'air mais en nous. Réchauffés par elle, les ermites ne craignaient pas les rigueurs de l'hiver, protégés comme ils étaient par la grâce qui leur servait de vêtement. Le Royaume de Dieu est en dedans de nous. L'état dans lequel nous sommes à présent en est la preuve. Voilà ce qui s'appelle être dans la plénitude de l'Esprit-Saint. Vous souviendrez-vous de cette grâce qui vous a été accordée ? Je crois que le Seigneur vous aidera à garder ces choses dans votre coeur, car ce n 'estpas à vous seul qu'il est donné de les comprendre, maispar vous au monde entier. Allez donc en paix et que le Seigneur et Sa Très Sainte-Mère soient avec vous".

" Lorsque je le quittai, la vision n'avait pas cessé: le starets garda la même position qu'il avait au commencement et l'ineffable lumière que j'avais vue de mes propres yeux continuait de l'illuminer tout entier".

La voie conduit l'homme vers lui-même, au travers d'une succession d'expériences dans lesquelles il n'accepte rien sans l'avoir au préalable passé au crible de sa propre pensée, puis intégré comme une évidence. Progressivement, s'abandonne ainsi la logique courante; le monde existentiel devient relatif; et le monde intérieur occupe une place de plus en plus grande. Le fou s'en va, abandonnant le monde extérieur, sans se retourner vers un passé dépassé, insensible à la morsure qui voudrait le retenir. Il retourne vers l'invisible, le créateur, pour rencontrer paix, sérénité, et harmonie au-delà du vain tourbillon de l'agitation psychique qui enchaîne.

C'est un acte d'amour total, conduisant à tous les sacrifices. En cela, l'amour est folie, mais avant tout, joie. C'est cette joie, idéogrammée comme la musique, vers laquelle nous reconduit l'Empereur Jaune, c'est-à-dire au coeur du Monde, là où réside le Dieu inconnaissable.