Histoire
de l’oiseau qui sut comment voler.
(Anonyme)
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C’était
un monde d’oiseaux. Un monde où les oiseaux étaient
les créatures les plus évoluées. Les milliards
d’années de l’évolution avaient généré
une race d’oiseaux aux capacités intellectuelles extraordinaires.
Il y avait des oiseaux docteurs en philosophie. Des oiseaux spécialistes
d’astronomie. Des oiseaux qui avaient de grands talents de chanteur.
Oh, de très grands talents de chanteur. Avoir passé des
milliards d’années à chanter, cela développe
naturellement d’incroyables capacités vocales. Des oiseaux
portant des lunettes et lisant de gros livres au fond d’immenses
bibliothèques poussiéreuses…
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Mais
voilà. Aucun de ces oiseaux ne savait voler. Les ailes atrophiées
collaient désespérément contre les corps plumés.
Ce qui avait été jadis de fines pattes gracieuses, était
devenu de vraies petites cuisses musclées. Quand on passe toute
sa vie à marcher d’ici de là, il est normal de développer
des jambes pour cela. Des oiseaux… qui ne savaient pas voler.
Des oiseaux chanteurs. Des oiseaux bavards. Des oiseaux qui animaient
des émissions de variété, avec des rossignols chanteurs
aux talents surhumains. Mais aussi des oiseaux archéologues…
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Dans
la grande université des oiseaux, il y avait une grande effervescence.
L’une des équipes d’archéologues venait de
faire une découverte incompréhensible. Sur les murs d’une
grotte très ancienne, il y avait des dessins étranges.
D’étranges dessins que les oiseaux physiciens avaient réussi
à dater… Une date bien reculée, plusieurs centaines
de milliers d’années. Ce qui plongeait tout le monde dans
la perplexité, c’était que ces dessins racontaient
une histoire impossible. L’histoire d’une poignée
d’oiseaux qui avaient voyagé d’un continent à
l’autre… en volant ! par dessus la mer ! au lieu d’emprunter
les bateaux comme tout bon oiseau le ferait…
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Le
débat fit rage durant des mois, peut-être des années.
L’oiseau doyen de la grande université donna finalement
une explication rassurante. Il expliqua : « Mes chers collègues,
cette histoire est le symbole de la découverte de la science
par nos lointains ancêtres. C’est une métaphore qui
représente l’envol de la pensée vers le pays de
la connaissance rigoureuse ». Le doyen oiseau était convaincant.
« Voyez, le nouveau continent est décrit comme ayant des
formes régulières, et les choses s’y rassemblent
par espèce, c’est la découverte des éléments
de la géométrie et de la théorie des ensembles
». Les dessins étaient difficiles à interpréter,
mais l’explication du doyen avait de la force. Les oiseaux admirent
donc, en fin de compte, qu’il s’agissait d’une métaphore
décrivant l’évolution des processus cognitifs des
lointains ancêtres.
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La
découverte d’autres dessins, un peu différents mais
comportant la même représentation de vol, ranima le débat.
Les plus grands intellectuels du monde des oiseaux durent redoubler
d’imagination pour donner une explication rationnelle des dessins.
Trois grandes hypothèses finirent par s’affronter, puis
par co-habiter pacifiquement. Le prix Noble-Plume, un peu l’équivalent
du prix Nobel
de notre monde humain, récompensait les savants oiseaux dont
les travaux se distinguaient particulièrement par leur apport
au champ de la connaissance. Chacune des trois grandes hypothèses
était soutenue par un prix Noble-Plume.
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Le
prix Noble-Plume d’astrophysique expliquait : « A mon humble
avis, nous sommes face à un cas de figure typique, où
les cultures primitives représentent sous des traits d’oiseaux
des objets célestes. Cet oiseaumorphisme est bien compréhensible.
Les comètes… volent dans l’espace, passant d’un
système solaire à un autre, après avoir traversé
la mer sombre des milieux interstellaires. Ces dessins représentent
admirablement bien une telle épopée cosmique ».
Le grand savant à plumes avait certainement raison. En tous cas
son hypothèse jouissait d’une puissante aura de rigueur
analytique et de force
poétique.
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Le
prix Noble-Plume d’ethnologie suggérait : « A mon
très humble avis, nous sommes face à un cas de figure
typique, où les cultures premières représentent
sous des traits individualisés des groupes de populations. C’est
un mécanisme de représentation bien connue, qui consiste
à ramener le collectif sous les traits d’un individu symbolique,
cela permet de donner de la force au récit. Il s’agit ici
des premières vagues de migrations de nos ancêtres vers
d’autres rivages. Représenter ces migrations par le vol
donne une force d’évocation extraordinaire, cela symbolise
bien le sentiment de
liberté et d’expansion que nos ancêtres ont ressenti
en parcourant les mers dans des embarcations fragiles ». Le génial
savant à plumes avait probablement raison. En tous cas son hypothèse
expliquait très bien les dessins.
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Le
prix Noble-Plume de psychologie tranchait : « A mon avis, nous
sommes face à un cas de figure typique, où des oiseaux
font preuve d’imagination fantasmagorique et de talent artistique.
C’est un mécanisme d’extériorisation des fantasmes
et d’échafaudage d’une œuvre artistique faisant
fonction d’illustration mythologique et allégorique. Ces
dessins représentent aussi bien des comètes et des migrations
de population, que l’imaginaire collectif où les espoirs
s’envolent vers d’autres terres et où les peurs s’enfuient
vers d’autres contrées ». Cette explication était
évidemment la bonne, il ne pouvait en être autrement.
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Les
trois sommités intellectuelles dînaient souvent ensemble.
Lors d’un dîner, l’astrophysicien dit : « La
capacité de représentation de nos ancêtres est remarquable,
certains dessins représentent de façon plausible la trajectoire
potentielle de certaines comètes ». L’ethnologue
souligna : « Certains dessins représentent à merveille
les voies migratoires qui ont certainement été celles
des premières populations nomades de marins, il est absolument
remarquable de constater une telle adéquation entre les mythes
et la réalité ». Le psychologue expliqua : «
Tout cela est normal, après tout les mouvements des comètes
dans le ciel et les déplacements des populations font échos
au désir de voyage qui habite l’inconscient de chacun d’entre
nous, nos ancêtres y compris. Tout cela ressort nécessairement
dans la création mythologique et artistique, avec des similitudes
structurelles avec quelque aspect de la réalité, simplement
parce que la réalité influence l’imaginaire tout
en servant de modèle représentationnel ».
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Des
années passèrent…
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Un
jour, quelques techniciens peu enclins aux grandes abstractions intellectuelles
émirent l’hypothèse que les dessins représentaient
peut-être bien des oiseaux volants. L’hypothèse fut
d’abord ostensiblement ignorée et méprisée
par l’establishment universitaire et par les médias. En
bons oiseaux, ça pépiait de toutes parts… Les mois
passèrent, puis un jour les choses changèrent. Un génial
technicien avait réussi à mettre au point un trampoline.
En bondissant sur le trampoline, les oiseaux pouvaient s’élever
dans les airs, et avoir, pour quelques secondes, la vive sensation de
voler. L’hypothèse selon laquelle les dessins représentaient
peut-être bien des oiseaux en train de voler, finit par acquérir
une certaine respectabilité. « Nous voulons bien prendre
en compte cette hypothèse », fit remarquer le doyen de
l’université, « mais entre les faibles sauts produits
par votre appareil et les voyages aériens décrits par
les dessins, il y a un écart suffisamment énorme pour
nous permettre de supposer que votre hypothèse est probablement
en grande partie erronée ».
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Le
doyen avait raison. Mais les techniciens savaient qu’ils avaient
raison, eux aussi. Trois techniciens particulièrement géniaux
se concertèrent et finirent par découvrir ce qu’il
fallait faire. Le premier d’entre eux, le concepteur du trampoline,
dit : « Les dessins représentent sans aucun doute des choses
fortement exagérées. Il n’est pas possible pour
un oiseau de voler, comme ça, sans technologie. Et même
avec l’aide de la technologie, on ne peut que produire quelques
modestes sauts et faire de petits parcours ». Les deux autres
acquiescèrent.
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Depuis
ce jour-là, les techniciens développèrent ce qu’ils
appelèrent l’art de voler. Il s’agissait de dispositifs
technologiques permettant aux oiseaux de vivre, l’espace de quelques
secondes, la vive sensation de voler. Le premier technicien développa
son trampoline. Une toile élastique très résistante.
Des ressorts puissants. De nombreux oiseaux venaient de toutes les contrées
pour expérimenter la sensation de voler. De fabuleux sauts dans
les airs. De fabuleuses courbes. Et cette sensation, au sommet de la
courbe, d’être totalement libre, de voler dans les airs…
Les trois prix Noble-Plume expérimentèrent la technique
de vol du trampoline et finirent par conclurent en chœur : «
Nous comprenons enfin vraiment pourquoi nos ancêtres ont fait
des dessins montrant des oiseaux voler. Cette sensation de voler est
extraordinaire, et les représentations des dessins sont une manière
de visualiser ce qui relève d’un extraordinaire sentiment
intérieur de liberté ». Ainsi tout l’enjeu
de l’art de voler consista à donner aux oiseaux la sensation
de voler, et non la capacité de voler. Le vol tel qu’il
était représenté dans les dessins étaient
concrètement impossible. Par contre, le sentiment de voler était
bien accessible, on avait ce sentiment lorsqu’on se trouvait au
sommet de la courbe du saut effectué avec le trampoline.
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Des
experts dans la philosophie de l’art de voler émergèrent.
Ces experts disaient : « Les dessins hérités du
lointain passé symbolisent le sentiment de liberté issu
de l’expérimentation, par nos ancêtres, des techniques
de saut ». Acquérir le sentiment de voler, et le vivre
à répétition durant quelques secondes, cela devint
le but de tous ces oiseaux qui faisaient la queue pour le trampoline.
Les techniciens réfléchissaient pour trouver de meilleures
technologies.
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Le
deuxième technicien finit par créer le saut à l’élastique.
Sa technique, d’une puissance extraordinaire, donnait une sensation
de vol et un sentiment de liberté plus intenses que le trampoline.
Certains oiseaux aimaient le trampoline, d’autres aimaient le
saut à l’élastique. Un débat fit rage pour
savoir si la sensation de voler du saut à l’élastique
était plus authentique que celle du trampoline. Au bout de quelques
années d’âpres discussions, et de quelques affrontements,
les deux voies finirent par cohabiter pacifiquement. La quête
du sentiment de liberté pouvait trouver son couronnement dans
les ultimes sensations issues de l’une ou l’autre des deux
grandes voies. Ces voies devinrent traditionnelles au bout de plusieurs
années. C’est la durée qui fait qu’une voie
devient traditionnelle. Les maîtres de trampoline et les maîtres
de saut à l’élastique devinrent les garants de la
science du vol, science dont l’objectif était de faire
accéder au sentiment de voler.
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Le
troisième technicien découvrit le parapente. Cette découverte
fut absolument extraordinaire. C’est avec cette découverte
que les idées évoluèrent. Le prix Noble-Plume d’astrophysique
se chargea d’expliquer les choses : « Avec l’invention
du parapente, nous y voyons plus clair. Nos géniaux ancêtres
avaient réussi à mettre au point des appareils permettant
de faire plus que la suscitation de la sensation de voler. Ils avaient
mis au point des appareils permettant concrètement de voler dans
les airs. A présent nous pouvons l’affirmer avec certitude
». Le prix Noble-Plume d’ethnologie confirma en nuançant
: « Nos ancêtres avaient certainement conçu des appareils
assez rudimentaires. Les dessins sont probablement basés sur
de véritables réalisations technologiques, mais les résultats
ont dû être un peu exagérés, car les connaissances
de l’époque étaient nécessairement moins
avancées que les nôtres ». Le prix Noble-Plume de
psychologie recadra le tout : « Nos ancêtres n’avaient
certainement pas réussi à construire de tels appareils,
mais leur inconscient collectif a réussi à imaginer que
cela serait certainement possible un jour. Et nous sommes ce jour, au
moins plus bien loin de ce jour ».
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C’est
ainsi que l’art de voler passa du statut d’art de donner
la sensation de voler, au statut véritable d’art de voler…
avec des appareils. Le parapente bouleversa donc la science du vol et
imposa un nouveau paradigme : la possibilité, pour un oiseau,
de voler dans les airs grâce à la technologie. La voie
du trampoline et la voie du saut à l’élastique furent
progressivement désertées, et tout le monde s’orienta
vers le parapente. Les oiseaux qui possédaient un parapente jouissaient
d’une notoriété extraordinaire, puisque c’était
des oiseaux capables de voler. Certes d’une manière plus
ludique qu’utile, plus dans la dynamique du loisir que dans celle
de l’efficacité. Sur d’assez courtes distances, sans
grand contrôle. Mais c’était quand même du
vol… Les oiseaux qui pouvaient enseigner comment se servir d’un
parapente étaient auréolés d’un respect quasi-divin.
Ils détenaient la science la plus extraordinaire, l’art
de voler dans un parapente ! Les oiseaux qui savaient construire des
parapentes étaient des dieux vivants !!!
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Alors
que la technologie du vol était au sommet de son art grâce
au développement du parapente, un oiseau qui étudiait
la physiologie de son espèce se permit de proposer une autre
hypothèse concernant les dessins. Les dessins avaient d’abord
été compris comme une métaphore de l’envol
de la pensée vers le pays de la connaissance scientifique. Puis
ils avaient été compris comme la représentation
symbolique des déplacements d’objets célestes, de
groupes ethniques et de pulsions subconscientes. Enfin la véritable
interprétation avait été trouvée grâce
aux techniciens. Ces dessins représentaient le vol dans des appareils
technologiques, comme un fait ancien ou comme une prophétie pour
le futur. Le physiologiste fit d’abord remarquer que les oiseaux
dessinés ne portaient aucune espèce d’armature…
puis il dit : « Regardez bien les dessins. Ces oiseaux utilisent
leurs ailes pour voler ». Le doyen de la grande université
éclata de rire et dit : « Mais vous savez bien que ces
appendices plumales sont des excroissances de décoration que
notre espèce arbore depuis ses origines. Ces ailes sont là
pour notre beauté et notre élégance naturelle ».
Le physiologiste plumé ne se démonta pas, il expliqua
patiemment : « Je pense que les ailes sont nos outils naturels
de vol. Nous devons seulement apprendre à les réveiller.
Avec des ailes parfaitement réveillées, nous pourrons
véritablement voler dans les airs, avec infiniment plus de liberté,
de maîtrise et de puissance que ne le permettrait le plus sophistiqué
des parapentes. Ces dessins racontent que certains de nos ancêtres
ont réussi cela. Ils ont même été capables
de parcourir notre planète d’un pôle à l’autre
comme un jeu ». Tout le monde éclata de rire et le pauvre
oiseau fut mis au banc du monde des intellectuels et des techniciens.
Tout le monde pensa qu’il avait perdu la raison.
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L’oiseau
hérétique s’isola et poursuivit ses recherches dans
la discrétion la plus totale. Il se dit : « Je ne peux
pas convaincre la grande université de la véracité
de ma théorie, mais je peux approfondir mes recherches et essayer
de trouver le moyen de réveiller mes ailes, c’est une chance
que ces recherches ne nécessitent pas de lourds laboratoires
». Au bout de quelques années, l’hérétique
plumé mit au point une technique, et par la pratique de cette
technique au fil des ans réussit à réveiller ses
ailes. Il acquit le véritable pouvoir de voler, et il s’entraîna
dans une campagne isolée et reculée, à l’abri
des regards. Lorsqu’il parvint à la maîtrise totale
de ses ailes, il s’élança dans le ciel et entreprit
de faire le tour du monde. Dans son tour du monde, il passa au-dessus
de plusieurs villes. La nouvelle se répandit rapidement qu’il
existait un oiseau qui volait dans le ciel, sans parapente, avec ses
seules ailes ! Lors
d’une réunion mémorable des grandes figures de la
grande université, chacun exprima sa stupéfaction devant
le phénomène. Les grands intellectuels admirent qu’ils
étaient incapables de comprendre ce qui se passait. Aucune de
leurs théories ne leur permettait d’imaginer comment un
oiseau pouvait voler. Le détenteur de la chaire de théologie
finit par prendre la parole et déclarer : « Cet oiseau
volant n’est pas un oiseau comme nous. Nous savons qu’il
est impossible à un oiseau de voler par lui-même. Cet oiseau
volant est nécessairement le fils de Dieu, sans aucun doute unique,
puisqu’il est le seul à voler ».
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