LA MAISON DIEU

La Tour de l'arcane XVI est le premier édifice qui se rencontre dans le Tarot, où des constructions analogues ne figurent plus que sous la Lune (VIII). Or XVI, XVII et XVIII constituent le 6e ternaire, qui correspond au corps de l'Adam terrestre, c'est-à-dire à l'organisme construit de l'individualité humaine ou à celui de l'humanité envisagée dans son ensemble. Nous avons en XVI, premier terme de ce ternaire, ce que l'on peut appeler l'esprit corporisant, et en XVIII, dernier terme de la même triade, le résultat de la corporisation effectuée. Comme rien ne se corporise sans qu'il y ait condensation tout d'abord éthérique ou fluidique, sous une influence restrictive et particularisante que l'on est convenu d'attribuer au Diable, celui-ci devient le père spirituel du moindre atome, non moins que du plus incommensurable système cosmique, car, à la racine de l'un comme de l'autre se conçoit un tourbillonnement éperdu autour d'un centre d'attraction nécessairement égoïste et accapareur. En petit, comme en grand, tout se concrétise à la faveur d'un obscur instinct d'individualisation qui se manifeste sous l'apparence d'une révolte contre l'ordre universel des choses, d'où la légende de Lucifer et celle de la chute originelle, qui sont à revoir, car Dieu n'est pas le vieil Apsou des Chaldéens, l'abîme sans fond, l'Infini endormi dans son infinité, dont il refuse de sortir pour créer. Nous avons renoncé à cette divinité fainéante, mais métaphysiquement conséquente avec elle-même, pour adorer la Cause créatrice qui procède par différenciation et ne prend pas ombrage de l'insubordination matérialisante, indispensable à la réalisation de son plan. N'introduisons pas dans l'Unité nécessaire un dualisme illogique. Tout reste Un et notre Dieu unique assume seul l'ultime responsabilité de ce qui est. Il nous interdit de blasphémer contre sa création, qui est bonne et parfaite en son idéal, dont la réalisation se poursuit : le Grand OEuvre est en cours d'exécution et ne saurait être jugé tant qu'il n'est pas achevé. La beauté d'un édifice ne se manifeste qu'après retrait des échafaudages qui ont permis de le construire. Nous ne pouvons admirer notre monde imparfait et lui rendre justice qu'en concevant la perfection à laquelle il tend.

Puisque tout se construit, demandons aux constructeurs les secrets de leur art. Ils nous conduiront auprès des deux colonnes dressées devant le Temple qu'ils édifient à la gloire du Grand Architecte de l'Univers. La première de ces colonnes, celle de droite, porte un nom hébreu dont l'initiale est un Jod et qui signifie : il établit, il fonde. Cette colonne est consacrée au feu intérieur qui anime les êtres pour les faire agir par eux-mêmes en prenant toutes les initiatives, à commencer par celle d'exister. C'est donc le pouvoir créateur individualisé, qui est représenté sous un aspect phallique dans les monuments que les anciens aimaient à ériger sur les hauteurs.

L'arcane XVI nous présente l'image d'une semblable tour dans la Maison-Dieu, désignation typique, car il s'agit moins d'un temple, demeure de Dieu, que d'un édifice divinisé, d'un corps identifié abusivement avec Dieu.

Cette identification est la conséquence de la chute originelle, qui obscurcit l'esprit descendu dans la matière en vue d'élaborer celleci. La déchéance est consécutive à l'incarnation, qui n'est pas forcément le résultat d'une faute primordiale. Le péché d'Adam est très relatif et n'existe que par rapport aux humains aveuglés, qui geignent de se voir condamnés au travail, sans comprendre qu'ils se divinisent en s'associant de leur plein gré à l'oeuvre éternelle de la création.

Mais leur aveuglement transitoire est conforme au programme divin. Dans l'intérêt du travail transmutatoire qui nous incombe, il nous faut oublier Dieu pour nous identifier avec la matière. Dieu nous l'ordonne quand nous nous incarnons ; il ne veut pas que nous soyons distraits de notre tâche initiale par la nostalgie du Ciel. L'enfant n'est au début qu'un pur animal. Il construit son organisme en ne se préoccupant que de lui-même, avec l'égoïsme inconscient le plus absolu. Son édifice corporel s'érige dans l'esprit qui animait les constructeurs de la Tour de Babel, bâtisse dont l'arcane XVI présente une image symboliquement correcte.

Les briques qui la composent sont dans l'ensemble de couleur chair, pour indiquer qu'il s'agit d'une construction vivante, douée de sensibilité. C'est bien, en grand, la société humaine, et, en petit, le corps individuel de chacun de nous, c'est-à-dire un composé de cellules nées les unes des autres pour s'agréger en organes, comme les pierres d'un édifice qui seraient capables de se former et de s'ajuster elles-mêmes en obéissant à de mystérieuses attractions. Ceux des matériaux de la Tour qui bordent les ouvertures sont d'un rouge vif, comme si l'activité devait dominer dans ce qui demande le plus de résistance et de solidité. Ces ouvertures sont au nombre de quatre : une porte et trois fenêtres, deux éclairant l'étage moyen de la demeure de l'esprit, et la troisième la chambre supérieure, le rez-de-chaussée se trouvant suffisamment éclairé par la porte qui reste ouverte.

Cette partie inférieure, accessible sans effort, correspond aux notions banales qui s'imposent à la constatation passive. Du premier étage, la vue est plus étendue et l'observation, par la fenêtre de gauche, y devient consciente : c'est la science qui se constitue par l'accumulation des fruits de l'expérience. Par la fenêtre de droite entre la lumière du raisonnement, qui coordonne les notions acquises et en tire une philosophie. Mais il est possible de monter plus haut pour atteindre le sanctuaire que n'éclaire plus qu'une seule fenêtre, celle de la foi ou de la spéculation abstraite, ambitieuse de synthèse.

Ce n'est pas tout. La Tour se termine en terrasse crénelée d'or, d'où se contemple le Ciel. Une double architrave composée de deux assises, d'abord de pierres vertes, puis de briques rouges, soutient le couronnement de la Maison-Dieu. Le vert vénusien fait allusion à la sentimentalité mystique et le rouge aux ardeurs généreuses qui conduisent à la vision béatifique et aux contemplations transcendantales.

Il y a danger à s'élever trop haut, nous en sommes avertis par le trait de foudre parti du Soleil qui décapite la Tour. Le Soleil est ici le symbole de la Raison qui gouverne les hommes et s'oppose à leurs extravagances. Quand nous poursuivons une entreprise chimérique, la catastrophe est fatale, provoquée par notre faute mais déterminée dans son accomplissement par l'action de la lumière qui éclaire les intelligences. Ce qui est déraisonnable se condamne soi-même à effondrement. Tant pis pour l'ambitieux qui se donne beaucoup de peine pour s'élever bien haut, sans se douter que les sommets attirent la foudre.

Les deux personnages de l'arcane XVI subissent le châtiment de leur présomption; ils sont précipités en même temps que des matériaux détachés de la Tour. Le premier est un roi, qui reste couronné dans sa chute; il figure l'esprit immortel pour qui fut bâtie la Maison-Dieu. La silhouette qu'il dessine en tombant rappelle l'Ayn, 16e lettre de l'alphabet sacré; mais ici s'impose la remarque déjà faite à propos du Samek. L'Ayn primitif était un cercle, d'où dérive, par une série d'altérations révélées par l'épigraphie sémitique, le caractère actuel de l'hébreu carré.

Le Maître de la Tour porte un costume aux couleurs discordantes, auxquelles il est difficile d'assigner une signification. Le bleu y domine en signe d'idéalité; il s'y associe du rouge, attribuant l'activité au bras droit, et du vert, réservé à la région du coeur, sensible au charme féminin. Si enfin la jambe gauche est jaune, en opposition avec la droite, qui est bleue, cela peut indiquer une marche partagée entre la piété, la fidélité (bleu) et l'envie convoitant les biens matériels (jaune).

Le second personnage est vêtu de rouge, car il est l'Architecte de la Tour, le constructeur du corps qui meurt avec lui, aussi reçoit-il sur la nuque un choc mortel. Ce constructeur de l'organisme s'identifie avec son oeuvre qui est transitoire; mais s'il disparaît il n'en agit pas moins d'après une tradition durable, car chaque individu se construit, non à sa fantaisie, mais selon le plan permanent de l'espèce. Celle-ci persiste grâce à l'architecture vitale qui lui est propre. Lorsqu'un germe se développe, l'organisation progressive s'effectue en s'inspirant d'abord du type général du genre, puis des particularités de la race, du style ancestral et enfin du caractère individuel. Nous sommes ainsi corporellement construits par un agent démiurgique, l'architecte de notre tour charnelle, qui se met au service de notre royauté spirituelle.

Il reste à faire mention des sphères multicolores que l'explosion de la Maison-Dieu semble avoir projetées dans son ambiance, ce sont les énergies accumulées par la vie, condensations que le rouge désigne comme sulfureuses ou ignées, le vert comme vitalisées passivement dans l'ordre mercuriel et le jaune comme mortes à la façon de la paille, en tant que coques astrales salines.

Ces formes fantomatiques, dont la vie active s'est retirée, sont des ruines qui subsistent en tant que témoins du passé. Nous sommes assiégés par ces larves que nous pouvons animer, si nous nous y attachons à la façon des imprudents qui se laissent vampiriser astralement.

Malheur à l'occultiste vaniteux qui s'imagine être servi par d'invisibles entités! Ses serviteurs équivoques vivent à ses dépens et le tiennent dans la mesure où il les tient lui-même. Il leur appartient au même titre qu'ils lui appartiennent. Il y a donc deux aliénations de sa part : il s'est aliéné au sens propre du mot, et s'expose en plus à perdre la raison, catastrophe dont le menace l'arcane XVI.

Le sens néfaste de la Maison-Dieu trouve sa correspondance céleste dans le Scorpion, constellation qui précipite la chute du Soleil vers les régions astrales et joue dans la mythologie le rôle d'un perfide empoisonneur. Cet animal venimeux n'en est pas moins le support d'Ophiucus, le Serpentaire, manieur du fluide guérisseur, puisqu'il soulève le serpent d'Esculape, qui refuse de ramper dans la boue terrestre, allusion au grand agent magique, c'est-à-dire au fluide vital sublimé par son dégagement de l'empire égoïste des vivants. Lorsque nous disposons en faveur d'autrui de notre dynamisme physiologique, nous pratiquons l'antique médecine sacrée. Nous élevons alors au-dessus du Scorpion de l'instinctivité le Serpent générateur de toute énergie animale.

Dans son ensemble, l'arcane XVI se rapporte au principe déterminatif de toute matérialisation et à la tendance qui porte à matérialiser. Ce penchant incline à épaissir les. formes qui servent de véhicule à l'esprit. Ainsi naissent les dogmes autoritaires, croûtes opaques qui emprisonnent et défigurent la vérité vivante. De là aussi la rapacité humaine, source de tous les. despotismes, qu'ils se manifestent en petit ou en grand, fût-ce sous le rapport de cette exploitation intensive de la terre et des forces humaines dont se targue notre époque. Comment ne pas comprendre que le dédain systématique de toute modération nous achemine vers un terrifiant cataclysme social ? Puisse notre orgueil s'humilier devant la Sagesse du Tarot !

La Maison-Dieu est remplacée dans certains Tarots par l'Enfer, figuré par un monstre au groin de porc, qui dévore les damnés que le Diable attire en battant le rappel.

Interprétations divinatoires

Matérialisation. Attrait condensateur. Égoïsme radical en action. Accaparement restrictif. Esprit emprisonné dans la matière. Construction vitale dont résulte tout l'organisme.

Orgueil, présomption, poursuite de chimères. Matérialisme qui s'attache aux apparences grossières, avidité d'acquérir, manie des richesses matérielles. Mégalomanie, extension abusive de ce que l'on possède. Ambitions et appétits insatiables. Conquêtes immodérées. Exploitation déraisonnable. Excès et abus poussant à la révolte et aux bouleversements. Dogmatisme étroit, source d'incrédulité.

Alchimie ignorante des souffleurs avides d'or vulgaire. Échec mérité de toute entreprise insensée. Punition résultant d'excès commis. Maladie, désorganisation, encrassement, durcissement, pétrification de ce qui était souple et vivant. Ruine des empires constitués et maintenus par la force brutale. Effondrement des Églises intolérantes qui se proclament infaillibles. Erreur du présomptueux qui entreprend au-dessus de ses forces et ne sait s'arrêter opportunément.

Lorsque cet arcane cesse d'être défavorable, il met en garde contre ce dont il menace. Crainte salutaire, réserve, timidité préservatrice de risques inconsidérés ; simplicité d'esprit détournant de sottises savantes, bon sens vulgaire, sagesse de Sancho Pança.

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