LA LUNE

Pour déployer les splendeurs du ciel, la Nuit plonge la terre dans les ténèbres, car les choses d'en haut ne se révèlent à notre vue qu'au détriment de celles d'en bas. Nous aspirons cependant à rattacher le céleste au terrestre par une contemplation simultanée, rendue possible quand la Lune répand sa pâle clarté. Cet astre, qui s'associe aux étoiles sans amortir totalement leur éclat, n'éclaire qu'à demi les objets que baigne, son incertaine lumière d'emprunt. La Lune ne permet pas de distinguer les couleurs; elle teinte de gris argenté ou de nuances bleutées indécises ce que frappent ses rayons, en laissant subsister ailleurs le noir opaque des ombres de la nuit.

Comment, en observant les effets du clair de lune, ne pas songer à l'imagination dont le mode illuminatif se traduit de manière analogue dans notre intellect ? Le visionnaire imaginatif voit les choses sous un faux jour. Fasciné par Hécate, il se détourne du scintillement poétique des étoiles, pour concentrer son attention sur les contrastes du fallacieux clair-obscur lunaire. En métaphysique, il se forge des théories erronées, fondées sur les oppositions irréelles, effets illusoires d'un jeu d'otique mentale : du bien et du mal, de l'Être et du Néant, il fait des entités objectives et tombe dans le piège d'un dualisme fatal à toute appréciation saine de la réalité. Dupe des contrastes apparents, il imagine la matière dense, solide, lourde et indestructible, alors qu'elle se réduit, en dernière analyse, à des tourbillons infimes d'une impondérable substance éthérique. Les erreurs capitales de l'esprit humain dérivent de l'imagination qui ne peut s'empêcher d'objectiver le subjectif. Or comme cette faculté féminine se réveille avant la raison masculine, nous imaginons d'abord, puis tâchons de raisonner ensuite, quittes à nous efforcer ainsi de bâtir logiquement avec des représentations équivoques. Le résultat n'est pas brillant.

Il nous faut cependant conquérir la pleine lumière, en explorant à nos risques et périls l'immense espace que la Lune n'éclaire qu'en partie et très imparfaitement. Le champ qui s'offre à nous est un terrain accidenté où les faux pas sont inévitables. Attendons-nous à des chutes fréquentes, en nous méfiant de chausse-trapes et de pièges dissimulés.

D'autres, heureusement, nous ont précédé en cette dangereuse exploration. Leurs pas ont tracé un sentier où se relèvent des gouttes de sang. Cette piste douloureuse conduit au but celui qui persévère en dépit des obstacles et des menaces.

Le téméraire qui s'y engage longe tout d'abord un marais où coassent les grenouilles. Leur vacarme attire le voyageur curieux de contempler le miroitement de la lune; il avance sur un sol devenant de plus en plus humide, jusqu'au moment où ses pieds s'enfoncent. Craignant de s'enliser, il recule alors pour gagner un tertre d'où il admire en sécurité le jeu de la lumière nocturne à la surface de l'eau stagnante.

Il est fait allusion ici aux productions imaginatives. Leur attirance risque d'arrêter notre marche en nous retenant dans la vase des conceptions inconsistantes; aussi convient-il de goûter le charme des fictions en prenant soin de se maintenir en terrain solide. Ce qu'imaginent les poètes leur est suggéré par une mystérieuse réalité, car si puissante que soit la fantaisie, il lui est impossible de créer ex nihilo. Rien n'est radicalement fictif, une très subtile matière première, analogue à celle des alchimistes, étant mise en oeuvre par l'esprit qui invente. Mythes, fables et contes populaires procèdent de vérités trop profondes pour être exposées en langage direct. Le penseur s'y délecte, s'il discerne l'ésotérisme sous des dehors d'apparence naïve et grossière. Rejeter les superstitions,-à la manière des prétendus« esprits forts», est une faiblesse, car la crédulité n'est jamais entièrement aveugle : une lucidité d'instinct l'attache à des vérités puissantes, mais trop diffuses pour que les raisonneurs puissent les saisir.

Loin de se détourner, dédaigneux, du marais de la foi instinctive, le sage s'efforce donc d'en pénétrer le mystère. Même en plein jour, il ne percevrait rien de ce qui s'agite dans les profondeurs de l'eau trouble, mais à la clarté de la Lune, il distingue une immense écrevisse émergeant immobile de l'onde croupissante. Ce crustacé dévore tout ce qui est corrompu. Grâce à lui, le marais ne dégage aucune vapeur méphitique, car il en assure la police. Il serait funeste de laisser subsister des croyances mortes entraînant à des pratiques répréhensibles : le crabe féroce y met bon ordre. S'il marche à reculons,

c'est que son domaine est le passé, non l'avenir qu'il fuit. Ce qu'il s'assimile lui forme une carapace prétrifiée, mais temporaire, car l'animal la rejette quand elle devient trop lourde. Puisse-t-il enseigner aux croyances corporisées à se renouveler quand elles ont fait leur temps ! L'Écrevisse du Tarot est rouge, non parce qu'elle est cuite, mais, au contraire, en raison du feu intérieur qui lui fait déployer une incessante activité pour remplir sa mission de salubrité.

Il convient de rappeler ici l'analogie des contraires qui, dans la double rangée du Tarot, superpose l'arcane v à l'arcane XVIII. Le Pape (V) recueille les croyances pour les synthétiser sous forme de dogmes positifs, alors que l'Écrevisse (XVIII), procède par sélection négative, en dévorant ce qui se décompose et ne tient plus debout devant le bon sens des croyants. Le crustacé respecte ce qui a sa raison d'être, mais il ne tient pas école et ne s'érige point en docteur.

Les astrologues y reconnaissent le Cancer, domicile de la Lune. Quand, dans son circuit annuel, le Soleil atteint cette division du zodiaque, il commence à décliner, comme s'il s'était soudain converti de ses ambitions ascensionnelles. La période du Cancer favorise par analogie le retour sur soi-même, l'examen de conscience, et la conversion du pécheur, comme si, dans les eaux bourbeuses de l'âme, s'agitait alors un crabe purificateur. A cet animal, les Égyptiens substituaient leur scarabée zodiacal, symbole de régénération morale et psychique.

Près du marais où règne le Cancer, deux chiens gardent la route qui est astronomiquement celle du Soleil. Ce sont les aboyeurs de la Canicule, le Grand et le Petit Chien de la sphère céleste. Ils aboient à la Lune pour l'empêcher de franchir la limite des tropiques, car cet astre fantaisiste s'écarte constamment de la ligne de l'écliptique tracée par l'immuable marche du Soleil.

Les Chiens deviennent les Cerbères préposés à la défense des régions interdites où l'imagination s'égare. Leurs hurlements redoublent à l'approche de l'audacieux qui s'est détourné du marais pour reprendre sa pérégrination interrompue. Ils veillent au maintien de ce qui est admis, tant sous le rapport de la foi et du sentiment, qu'en matière d'institutions sociales ou politiques. Le petit chien blanc de gauche glapit avec rage contre les impies, qui refusent de croire à ce qui est admis comme vrai. Il se dresse haut sur pattes, car il se sent au service d'intérêts spirituels. Le gros chien noir de droite reste couché, en raison de son positivisme qui l'attache à la terre. Anxieux du bon ordre et des droits intangibles de la propriété, il hurle contre les révolutionnaires aux projets subversifs. Celui qui, d'un pas ferme, s'avance dédaigneux entre les deux chiens, leur impose la crainte et n'est pas mordu par eux.

Mais voici deux massives forteresses, deux tours carrées dissemblables par leur forme de la tour ronde de l'arcane XVI. Les murs de couleur chair en font des édifices vivants et leur couronnement d'or, dressé sur une assise rouge, les assimile aux êtres intelligents, capables d'agir avec discernement. Ce sont des corps, ou mieux des corporations, placées en sentinelles pour avertir l'imprudent des dangers qui le menacent, si, après avoir dépassé les chiens, il prétend s'élancer dans la steppe perfide où l'attire la Lune.

De la tour de droite, qui est éclairée, viennent des avertissements raisonnables sur le triste sort des victimes d'Hécate, exposées à perdre leur équilibre mental, leur raison, leur santé physique et morale, même leur vie.

Le corps de garde obscur de gauche n'est pas plus rassurant il retentit d'objurgations mystiques sur l'impiété de céder à une curiosité tentatrice. Restons ignorants, plutôt que de compromettre le salut de notre âme. Songeons au paradis perdu et ne désirons pas le fruit de l'arbre d'une science maudite !

Si l'irrésistible attrait du mystère l'emporte sur la voix des deux tours, rien n'arrêtera plus le prédestiné. Appelé à subir les redoutables épreuves de l'initiation, il entrera dans le noir d'une épaisse forêt, où le frôleront des fantômes; puis il lui faudra gravir péniblement une hauteur d'où sa vue s'étendra au loin sur la plaine argentée. Mais un précipice le guette, il y glisse et tombe meurtri dans un bas-fond, dont la vase amortit la chute de l'ascensionniste qui se relève souillé, pour gagner en boitant un cours d'eau purificateur. C'est une rivière aux flots rapides qu'il est contraint de franchir à la nage, car il lui faut gagner la rive opposée qui est aride et brûlée. C'est en cette solitude qu'il doit errer jusqu'à l'aube qui lui permettra de se reconnaître dans les dunes, derrière lesquelles se lèvera le jour. L'arcane XVIII représente la Lune par un disque d'argent sur lequel se détache de profil un visage féminin aux traits bouffis. De ce disque partent de longs rayons jaunes, entre lesquels apparaissent de courtes lueurs rouges. Ces couleurs n'attribuent .à la Lune qu'une faible activité spirituelle (rouge) mais un grand, pouvoir dans le domaine de la matérialité (jaune). Cela signifie que l'imagination, faculté lunaire, favorise le visionnarisme en objectivant les formes-pensées; mais elle n'aide guère à comprendre et à saisir l'essence réelle des choses. Bien qu'Hécate soit trompeuse, il nous faut passer par son école pour apprendre à ne plus être dupe de ses fantasmagories. Les gouttes renversées, rouges, vertes et jaunes, que la Lune semble attirer, correspondent aux globes de même couleur de l'arcane XVI, mais les émanations terrestres vont au satellite, qui prend sans rien donner. La lumière froide et l'astre nocturne tendent à résorber la vitalité qu'octroie le Soleil, d'où la recommandation populaire de ne jamais s'endormir exposé aux rayons de la Lune.

:Un ancien Tarot met en scène un harpiste qui, au clair de la lune, chante une jeune beauté demi-nue, penchée au bord de sa fenêtre pour dénouer sa chevelure; une porte solidement barricadée protège la coquette contre les entreprises du soupirant.

Interprétations divinatoires

L'objectivité. Les apparences extérieures. La forme visible. Ce qui tombe sous les sens. Le contingent, le relatif, le théâtre où se joue la vie humaine. Illusions de la matérialité. Maya.

Imagination, caprices, lubies, fantaisies, extravagances, erreurs et préjugés, paresse d'esprit, crédulité, superstition. Curiosités indiscrètes, faux-savoir, visionarisme. Passivité intellectuelle, impressionnabilité imaginative, voyance, lucidité somnanbulesque. Retour sur soi-même, conversion.

Voyages sur eau, navigation, recherches longues et difficiles. Travail imposé. Esclavage matériel. Situation équivoque. Fausse sécurité, périls, embûches. Flatterie, tromperie, menaces vaines. La lune rousse et ses effets désastreux. Tempérament lymphatique, hydropisie.

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