LE FOU

L'ordre des arcanes des anciens Tarots est marqué en chiffres romains de I à XXI ; puis vient une dernière composition qui se distingue, des autres par l'omission de toute indication numérale. Son rang est le vingt-deuxième, mais sa valeur symbolique équivaut à zéro, car le Fou est le personnage qui ne compte pas, vu son inexistence intellectuelle et morale. Inconscient et irresponsable, il se traîne à travers la vie en être passif, qui ne sait où il va et se laisse mener par les impulsions irraisonnées. Ne s'appartenant pas à lui-même, il est possédé : c'est un aliéné dans toute la force du terme. Son costume est bariolé, pour indiquer les influences multiples et incohérentes constamment subies. Le turban gonflé de lubies, est rouge, vert, blanc et jaune, mais le rouge est orangé, couleur du feu destructeur qui suggère des idées dangereuses. Cette teinte est aussi celle du bâton que le Fou tient de la main droite et dont il s'encombre inutilement, car il ne s'en fait ni une canne en marchant, ni un appui et s'en sert encore moins a la façon de l'Ermite (IX), pour sonder le terrain sur lequel il s'avance. Les yeux perdus dans le vague des nuages, l'insensé poursuit sa route au hasard de ses impulsions, sans se demander où il va.

De sa main gauche, le Fou maintient sur son épaule droite une courte trique grossièrement équarrie à laquelle pend une besace renfermant son trésor de sottises et d'insanités, que soutient une extravagante idéalité, d'où la couleur bleue du second bâton.

Les chausses jaunes du Fou pendent et découvrent ce qu'elles devraient cacher. Cette inconvenante exhibition fait songer à ce qui advint à Moise désireux de contempler Javeh face à face. Comme l'ineffable nous échappe, l'indiscret dut se contenter du spectacle de la création, qui correspond à l'envers de la divinité. Nous devons être assez raisonnables pour ne pas sortir du domaine limité de la raison. L'Infini n'est pas de notre compétence, et quand nous essayons de l'aborder, fatalement nous déraisonnons. Gardons-nous donc de suivre le Fou, qui, mordu au mollet gauche par un lynx blanc, est contraint de marcher sans s'arrêter, car la course de ce juif errant est sans but ni objectif. Elle se poursuit indéfiniment en pure perte.

Le lynx, dont la vue est perçante, chasse l'inconscient vers un obélisque renversé, derrière lequel guette un crocodile, prêt à dévorer ce qui doit retourner au chaos, c'est-à-dire à la substance primordiale dont est issu le monde coordonné. Symbole de lucidité consciente et du remords qui s'attache aux fautes commises, le lynx retiendrait un être capable de discernement; mais, loin d'arrêter le Fou, la morsure hâte son acheminement vers son inéluctable destinée.

Il n'est cependant pas dit que l'insensé ne puisse recouvrer son bon sens, car une tulipe d'un rouge pourpre, suggestif de spiritualité agissante, penche à ses pieds une corolle qui n'est pas fanée. Si cette fleur n'est pas morte, c'est que l'esprit n'abandonne pas entièrement les irresponsables, qui sont des innocents. Le Fou porte en outre une précieuse ceinture d'or, qui jure avec la misère de son accoutrement.

Cette ceinture se compose de plaques, sans doute au nombre de douze, par analogie avec le zodiaque, car elle encercle le corps d'un personnage cosmogonique d'extrême importance. Le Fou représente, en effet, tout ce qui est au-delà du domaine intelligible, donc l'Infini extérieur au fini, l'absolu enveloppant le relatif. Il est Apsou, l'abîme sans fond, l'ancêtre des dieux, que ceux-ci reléguèrent hors du Monde, lorsqu'ils résolurent de se créer un empire. Car Apsou se complaisait dans son infinité, s'y étalait avec délices et refusait d'en sortir. Il n'eût jamais créé quoi que ce fût, si son union avec la substance primordiale non différenciée ne l'avait rendu père inconsciemment du premier couple divin. Ces premiers nés, se tenant l'un l'autre, se mirent à danser en rond, autrement dit à évoluer circulairement dans l'éther en y déterminant le mouvement générateur de toutes choses. Mais abstenons-nous de tout anthropomorphisme pour nous figurer le fils et la fille d'Apsou, car leur forme nuageuse se rattache à celle des ophidiens, et sans doute plus spécialement à celle de l'Ouroboros, le serpent qui se mord la queue, auquel la ceinture du Fou fait fort vraisemblablement allusion. Le cercle formé par la ceinture peut d'ailleurs se rapporter plus simplement à l'Alun des Alchimistes, dont le signe est un zéro exactement circulaire.Or, l'Alun est le sel principe des autres sels, en d'autres termes le substratum immatériel de toute matérialité.

C'est le prétendu néant qui remplit le vide primordial dont tout provient, substance passive que personnifie le Fou.

Cet insensé met en garde contre la divagation qui guette l'esprit dès qu'il prétend dépasser les limites du Réel, dont t et XXI, Aleph et Tau, marquent le commencement et la fin. L'arcane privé de nombre se rapporte à ce qui ne compte pas, au fantôme irréel que nous évoquons sous le nom de Néant, par opposition su Tout-Un, en dehors duquel aucune existence n'est concevable. Le sage ne saurait être dupe des mots ; loin, d'objectiver extérieurement la négation verbale de l'Être, il cherche le Fou en lui-même, en prenant conscience du vide de l'étroite personnalité humaine, qui tient tant de place dans nos pauvres préoccupations. Apprenons que nous ne sommes rien et le Tarot nous aura confié son dernier secret !

La constellation qui répond le mieux au symbolisme du dernier arcane du Tarot est celle de Céphée, roi d'Éthiopie, mari de Cassiopée (arc. II, la Papesse) et père d'Andromède, la jeune fille nue de l'arcane XVII. Ce monarque africain est noir, couleur que nous donnons au Fou bien que les imagiers n'aient pas songé à en faire un nègre, pas plus qu'ils n'ont noirci la Papesse, gardienne des ténèbres qui planent sur l'abîme où se perd l'intelligence Fille d'un père noir et d'une mère qui, à la rigueur, pourrait être blanche, l'Andromède de l'arcane XVII devrait être pour le moins brune et non blonde. Mais les rapprochements astronomiques, qui nous sont faciles, n'étaient guère à la portée des auteurs du Tarot, dont l'oeuvre est restée perfectible sur certains points. Dans la sphère céleste, Céphée pose les pieds sur l'extrémité de la queue et l'arrière-train de la Petite Ourse, qui ne saurait ainsi le mordre, à l'encontre du lynx acharné sur le mollet du Fou.

Interprétations divinatoires

Parabrahm, Apsou, l'abîme sans fond, l'Absolu, l'Infini, Ensoph. Ce qui dépasse notre compréhension. L'Irrationnel, l'absurde. Le vide, le Néant, la Nuit cosmogonique. La substance primordiale. Désintégration, anéantissement spirituel. Nirvâna.

Passivité, impulsivité, abandon aux instincts aveugles, aux appétits et aux passions. Irresponsabilité, aliénation, folie. Inaptitude à se diriger, incapacité de résister aux influences subies. Médiumnité, sujétion, perte du libre-arbitre. Esclavage.

Nullité. Jouet des forces occultes. Déséquilibré influençable. Sujet hypnotique. Instrument d'autrui. Inconscience. Profane non initiable. Aveugle entraîné à sa perte. Insensé s'abandonnant à ses lubies. Insensibilité, indifférence, nonchalance. Incapacité de reconnaître ses torts et d'en éprouver du remords.

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