LE DIABLE

Envisagée dans son essence commune à tous les
êtres, la vie universelle circule sans arrêt, toujours identique à
elle-même, en s'écoulant avec indifférence d'un récipient dans l'autre. Si
rien ne venait troubler la régularité de cet écoulement paisible, la vie
serait restée conforme à l'idéal paradisiaque; mais le Serpent intervint,
et, sous son inspiration, chaque être voulut accaparer le bien
commun pour condenser la vie autour de lui à son bénéfice individuel. Il y
eut ainsi révolte contre l'ordre universel des choses. Des tourbillons
particuliers prirent naissance au sein de la circulation générale troublée
par l'égoïsme radical que personnifie le Diable. Cet adversaire
(Satan en hébreu) est le Prince du Monde matériel, qui, sans lui, ne
saurait exister, car il est à la base de toute différentiation
particularisante. C'est lui qui pousse l'atome à se constituer aux dépens
de la substance uniformément éthérée. Il est le différentiateur, l'ennemi
de l'unité ; il oppose les mondes au Monde et tous les êtres les uns aux
autres. Les ayant incités à vouloir être semblables à Dieu, il leur
suggère l'instinct de ramener tout à eux, comme s'ils étaient le centre
autour duquel tout doit graviter.
Le Diable nous apparaît dans le Tarot
sous l'aspect du Baphomet des Templiers, bouc par la tête et les jambes,
femme par les seins et les bras. Cette idole monstrueuse dérive du Bouc de
Mendès et du Grand Pan androgyne des Gnostiques. Comme le Sphinx grec,
elle réunit en elle les quatre Éléments dont le Diable est le principe
animique. Ses jambes noires correspondent à la Terre et aux esprits des
profondeurs obscures que représentent les Gnomes du Moyen Âge et les
Anounnaki redoutés des Chaldéens. Les Ondins, animateurs
de l'Eau, sont rappelés par les écailles vertes qui couvrent les
flancs du monstre dont les ailes bleues se rapportent aux Sylphes, puissances de
l'Air. Quant à la tête rouge, elle figure la fournaise où se complaisent
les Salamandres, génies du Feu.
Les occultistes sont persuadés de
l'existence des Esprits élémentaires. La magie enseigne à les subjuguer,
sans dissimuler les dangers des relations qui peuvent s'établir entre eux
et l'homme. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'ils se montrent serviteurs exigeants à l'égard de celui qui les
dompte, tout en réduisant à la pire servitude le prétendu Mage ambitieux
de les soumettre au pouvoir de ses conjurations fallacieuses.
Soucieux de se gouverner modestement
lui-même en réprimant ses penchants inférieurs, le sage abandonne la
domination de l'invisible aux sorciers et aux faux adeptes, occultistes
prétentieux qui s'affublent de titres dénonciateurs de leur puérile
vanité. Ne commandons qu'à notre corps et ne pactisons avec aucune
diablerie prometteuse de petits profits. Laissons les Gnomes garder
jalousement les trésors enfouis et rapportons-nous à la géologie pour
découvrir les gisements métalliques. Ne nous fions pas aux Salamandres
pour surveiller notre cuisine, ni aux Ondins pour arroser notre jardin,
et, si nous attendons un vent propice pour nous embarquer, ne nous
évertuons pas trop à siffler les Sylphes, selon l'usage des marins de
jadis.
Le désintéressement est de rigueur en
thaumaturgie, car si la Nature se laisse deviner, c'est de préférence par
les âmes simples, qui entrent en communion avec elle candidement et sans
malice. Elle aime à faire bénéficier de ses secrets les « pauvres d'esprit
» totalement incapables d'imaginer une théorie savante fondée sur les
résultats qu'ils obtiennent. Loin de s'attribuer un pouvoir personnel, ces
modestes thaumaturges se considèrent comme de très humbles instruments au
service de puissances supérieures. Ils exercent un sacerdoce et se
distinguent par leurs sentiments de piété charitable. Qu'ils arborent les
plumes multicolores du prêtre médecin peau-rouge ou l'accoutrement du
féticheur africain, s'ils sont honnêtes et sincères, ces enfants de la
Nature, qui n'ont été instruits que par elle, sont les respectables
confrères du digne adepte qui refuse de se solidariser avec les mages
charlatans.
L'adepte sérieux n'ignore pas que le
Diable est le grand agent magique, grâce auquel les miracles s'effectuent,
à moins qu'ils ne soient d'ordre purement spirituel ; car tant que
l'esprit pur agit directement sur l'esprit, le Diable n'a pas à
intervenir. Mais dès que le corps est en cause, rien ne peut se faire
sans le Diable. Nous lui devons notre existence
matérielle, car si le désir d'être et l'instinct de conservation, qui
proviennent de lui, ne nous avaient pas dominés lors de notre naissance,
nous n'aurions pu nous accrocher à la vie avec l'égoïsme exclusif,
caractéristique de la première enfance.
Le Diable nous possède bel et bien
quand nous venons au monde, et il faut qu'il en soit ainsi. Mais cette
possession n'est pas définitive, car nous sommes destinés à nous
affranchir progressivement de la tyrannie de nos instincts innés. Tant que
nous sommes liés à notre organisme animal, il nous est impossible
cependant de faire abstraction de l'esprit qui régit notre corps. Tout
comme le cavalier soigne sa monture, nous devons tenir compte de la bête,
qui, sous nous, réclame ses droits. Le Diable n'est pas aussi noir qu'on
le dépeint, il est notre inéluctable associé
dans la vie de ce bas monde. Sachons donc le traiter équitablement, non en
ennemi systématique et irréconciliable, mais en inférieur, dont les
services sont précieux.
N'oublions pas que c'est le Diable
qui nous fait vivre matériellement. Il nous arme pour les besoins de cette
vie de lutte perpétuelle, d'où les impulsivités qui ne sont pas mauvaises
en elles-mêmes, mais entre lesquelles l'harmonie doit être maintenue, si
nous ne voulons pas tomber sous le joug des péchés capitaux qui se
partagent ce que l'on peut appeler les départements ministériels du
gouvernement infernal. Modérons-nous en toutes choses, et nous nous
opposerons aux discordances qui, seules, deviennent diaboliques. Retenons
notre orgueil, afin qu'il se traduise en dignité, en cette noble fierté qui
inspire l'horreur de tout avilissement. Domptons notre colère, pour la transmuer
en courage et en énergie agissante. Ne nous abandonnons pas à la
paresse, mais
accordons-nous le repos nécessaire à la réparation des forces dépensées.
Ne craignons même pas de nous reposer préventivement, en vue d'un effort à
fournir. Les artistes et les poètes peuvent être fructueusement paresseux.
Évitons la gourmandise : il est dégradant de ne vivre que pour manger, mais pour vivre
en bonne santé choisissons nos aliments et apprécions leurs qualités
gustatives. Repoussons l'odieux démon de l'envie, qui nous fait
souffrir du bien d'autrui, mais opposons-nous, dans l'intérêt
général, aux accaparements illicites et aux abus des puissants. Ne tombons
pas dans l'avarice, mais soyons prévoyants et pratiquons l'économie sans
dédaigner l'honnête amour du gain, stimulant efficace du travail. Quant à
la luxure, par laquelle s'exerce le plus puissamment la domination du
Diable, il faut lui opposer le respect religieux de l'auguste mystère du
rapprochement des sexes. Cessons de profaner ce qui est sacré.
Si l'exercice du pouvoir magique
impose la chasteté, c'est que l'instinct génésique joue un rôle capital
dans le jeu des influences occultes. Le mâle qui convoite la femelle
s'exalte pour dégager une électricité physiologique propre à exercer son
action dès que les conditions propices se rencontrent. La fille sûre
d'elle-même, qui fait la coquette avec son amoureux, peut succomber au
moment où elle s'y attend le moins. Elle est alors victime de
l'envoûtement naturel auquel elle s'est prêtée en jouant avec une force
perfide. Gagnée par une ivresse mystérieuse, elle a perdu momentanément la
tête, et l'acte auquel elle était décidée à ne pas consentir s'est
accompli. Les séducteurs pratiquent une magie élémentaire d'autant plus
efficace qu'elle est instinctive. Ils ont le talent de faire intervenir le
Diable sans grimoire et hors de toute invocation consciente. L'instinct
suffit, comme dans quantité d'autres actes de la vie courante où des
réactions similaires se produisent : les sorciers sont légion qui font de
la sorcellerie comme M. Jourdain faisait de la prose !
Ayez une volonté ferme et vous agirez
sur le Diable sans la moindre difficulté ; le pentagramme blanc dont se
décore le front du Baphomet vous y convie. Tout est hiérarchisé dans la
Nature, où les forces inconscientes se soumettent à la direction de ce qui
leur est supérieur. Mais il est dangereux de s'attribuer une supériorité
fictive pour exercer un commandement injustifié : le Malin ne s'y trompe
pas et se charge de mystifier cruellement les présomptueux qui ont très
bonne opinion d'eux-mêmes. Il exige, pour obéir, que le pentagramme soit
d'une blancheur parfaite, en d'autres termes, que la volonté soit pure,
non teintée d'égoïsme et que les ordres donnés soient légitimes. C'est qu'en dernière analyse le
Diable est au service de Dieu et ne se laisse pas employer à tort et à
travers. S'il provoque du trouble, ce n'est jamais à titre définitif
son désordre est dans l'ordre et ramène
l'ordre, car le Diable est soumis à la loi universelle dont la justice
(VIII) assure l'application; or VIII domine XV
quand les 22
arcanes sont disposés sur deux rangs.
Rien ne le fait mieux comprendre que
le triple pentagramme qui est le schéma du personnage principal de
l'arcane XV (3 x 5= 15). L'énergie intelligente
humaine, représentée par le petit pentagramme central blanc, n'est
enfermée dans le pentagramme renversé noir, figurant la tête du bouc avec
ses cornes, ses oreilles et sa barbe, que pour extérioriser par son action
le grand pentagramme, symbole de la puissance magique bienfaisante, dont
peut disposer l'homme qui sait dompter en lui
la bête. L'étincelle divine qui est en nous
doit vaincre l'instinct grossier et de cette victoire résulte une «
gloire», c'est-à-dire une ambiance, une auréole (aura), instrument de
notre puissance occulte.
La tension vibratoire de cette aura
dépend de la véhémence du feu infernal qui brûle en nous (tête rouge du
Baphomet, pentagramme noir du schéma). Sans ardeur diabolique, nous
restons froids et impuissants : il nous faut avoir le diable au corps pour
influencer autrui et agir ainsi hors de nous-mêmes.
Cette action s'exerce par les membres
du grand fantôme fluidique et plus spécialement par ses bras, qui ne sont
pas en vain tatoués des mots : COAGULA,
SOLVE.
Le procédé magique consiste, en
effet, à coaguler la lumière
astrale, c'est-à-dire l'atmosphère
phosphorescente qui enveloppe la planète grâce à l'action de son feu
central. Les vivants grouillent au sein de cette clarté diffuse qui
éclaire leur instinctivité. En empruntant le bras gauche du Baphomet, nous
pouvons attirer à nous la vitalité ambiante vaporisée invisiblement et la
condenser en brouillard plus ou moins opaque dans sa fluorescence. C'est
la coagulation qui s'opère à la faveur du pôle génital, comme l'indique le
symbole hindou de l'union des sexes, que le diable soulève de sa main
gauche.
Le fluide coagulé charge l'opérateur à la
manière d'une pile électrique ; mais aucun effet ne se produit tant qu'il
n'y a pas décharge autrement dit solution.
Ici intervient le bras droit porteur
de la torche incendiaire du Baphomet, image des déflagrations véhémentes
qui sont à redouter. Pour éviter l'explosion qui bouleverse, affole,
ahurit et risque de déchaîner la démence, il convient de capter le courant
que détermine l'écoulement graduel du fluide accumulé. Un habile
magnétiseur utilise ce courant par une intelligente mise en pratique de la
formule : Coagula, Solve.
Il utilise alternativement le
diablotin rouge et la diablotine verte, qu'une corde relie à l'anneau d'or
fixé à l'autel cubique sur lequel se dresse le Baphomet.
Le petit satyre et la jeune faunesse
représentent les polarisations positive et négative du fluide universel
neutre, ou plus exactement androgyne, comme l'indique le signe de
l'hermaphrodisme qui caractérise la sexualité du grand Pan. Celui-ci se dédouble selon
les sexes en un fils et une fille qui font tous les deux le signe de
l'ésotérisme en repliant les deux derniers doigts de la main qu'ils
étendent. Le diablotin de droite lève ainsi la main gauche, en effleurant
la cuisse droite de Satan-Panthée pour lui soutirer du fluide positif,
qu'il transmet à la diablotine de gauche par le lien qui les relie. Cette
faunesse verte (couleur de Vénus) touche de la droite le sabot gauche
paternel, afin de restituer le fluide reçu en excès. Ce contact établit le
circuit de l'esclavage magique dont les agents sont, d'une part, l'orgueil
et l'éréthisme mâle sous toutes ses formes et, de l'autre, la lascivité
féminine.

Le piédestal de l'idole templière
n'est pas, comme le trône de l'Empereur (Arc. IV), un cube parfait d'or
pur. Son aplatissement rappelle le signe du Tartre des Alchimistes,
substance qui mérite d'être mise en oeuvre, comme la pierre brute des
Francs-Maçons, bien qu'elle ne soit qu'une crasse inconsistante. La
couleur bleue indique une matière aérienne résultant de la tension de deux
dynamismes similaires mais opposés, représentés par la base et le plateau
du piédestal. La couleur rouge des trois gradins du bas et de leur exacte
contrepartie du haut dénote une activité ignée, comme si la polarisation
inférieure provoquée par le feu central faisait appel à une équivalente
accumulation d'électricité atmosphérique. L'autel du sabbat est construit
selon les lois occultes sur lesquelles nous aurions intérêt à être
renseignés avec plus de précision.
Les cornes et les sabots fourchus du
Bouc des sorciers sont dorés, car ce qui émane du Diable est précieux. De
la Chèvre Amalthée, nourrice de Jupiter, provenait la fameuse corne d'abondance, qui
procurait aux nymphes tout ce qu'elles désiraient. Celui qui posséderait
une corne du Diable en tirerait de même ce qu'il voudrait. Quelles sont,
d'autre part, les vertus du lait puisé aux mamelles de femme du Baphomet ?
La tradition ne le dit pas ; mais la chèvre jupitérienne, qui, accompagnée
de ses deux chevreaux, figure dans le ciel sur le dos du Cocher, est en exacte
correspondance avec le ternaire de l'arcane XV. Le Cocher céleste tient le
fouet et les rênes qui lui permettent de conduire l'animalité ; c'est Pan,
le protecteur des êtres soumis à la vie instinctive.
La quinzième lettre de l'alphabet
sémitique est le Samek, dont la forme est circulaire en calligraphie
hébraïque usuelle. Certains ont cru y reconnaître l'Ouroboros, le Serpent
Cosmogonique qui se mord la queue ; d'autres ont songé plutôt au
tentateur, cause de la chute adamique. Ces rapprochements ne se
justifieraient aucunement, si le Tarot était aussi vieux que les caractères alphabétiques. Le Samek
primitif est, en effet, une triple croix, comme celle que tient le Pape
dans l'arcane V. Si l'on voulait exploiter l'ironie du symbolisme, on
pourrait suggérer que la crainte du Diable confère seule au gouvernement
de l'Eglise le sceptre de son pouvoir exécutif. Concluons d'une manière
générale que nul ne règne sur terre sans faire alliance avec le Prince de
ce Monde.
Interprétations divinatoires
L'Ame du Monde, envisagée comme le
réservoir de la vitalité de tous les êtres. La lumière astrale des
occultistes. L'électricité vitale à l'état statique dans sa double
polarisation active et passive. Forces occultes rattachées à l'animalité.
Instinct, inconscient inférieur, subconscience, impulsivité.
Arts magiques, sorcellerie,
envoûtement, fascination, pratique du magnétisme humain. Suggestion,
influence exercée occultement. Action sur l'inconscient d'autrui.
Domination des masses. Incantations, éloquence troublante. Excitation des
appétits, des instincts grossiers et des passions viles. Démagogie,
révolution, bouleversement.
Trouble, déséquilibre, désordre.
Surexcitation, affolement. Rut, concupiscence, luxure, lubricité,
hystérie. Intrigues, machinations, emploi de moyens illicites. Perversion.
Abus, cupidité, immodération sous toutes ses formes.
Retour
|